Présentation :
La démocratie chez les abeilles, un modèle de société.
Thomas Seeley (professeur en Neurosciences et Science du comportement,Université Cornell, New York) étudie les abeilles depuis plus de 35 ans. Élève de Martin Lindauer, lui-même élève de Karl von Frisch au milieu du siècle dernier, ce n’est pas étonnant que ses recherches se portent sur la danse frétillante, ce plan de navigation qui permet aux abeilles d’échanger des indications pour la collecte de denrées indispensables. Mais soixante ans plus tard, son regard s’est porté sur la façon dont les abeilles se mettent en quête d’une nouvelle demeure pour la colonie fraîchement essaimée, posée en grappe, en attendant le déménagement.
Cet ouvrage esquisse la vie et les mœurs de l’abeille sociale, Apis mellifera, mais l’essentiel du récit retrace les comportements et processus qui mènent au choix de ce nouveau logis. Nous suivons la trajectoire d’un chercheur passionné, sur dix ans d’observation rigoureuse et d’expérimentation originale. Depuis que les technologies récentes permettent d’étudier de près et d’enregistrer les mouvements des abeilles individuelles, il est devenu possible de prouver ce qu’avaient vu ces deux pionniers du vingtième siècle – la danse frétillante est également au service du choix du futur domicile. Mais ce n’est que l’étape la plus visible de la relocalisation de l’essaim. Nous suivons toutes les étapes d’élaboration de cette prise de décision réellement démocratique.
Il y a un message pour nous, les humains, concernant le processus décisionnel et son cadre conceptuel. À l’aide d’une bonne organisation, un groupe travaillant « démocratiquement » serait plus efficace que son membre le plus intelligent, et ce à cause de l’apport de connaissances multiples au service de la communauté, ce qu’un seul individu ne peut fournir. Pour les abeilles, il s’agit de faire le bon choix concernant une affaire de vie ou de mort, il faut passer l’hiver au chaud et avec de quoi se nourrir. Ainsi, elles chercheront leur « dream home » en fonction de leurs besoins. Nous découvrons comment et par qui se fait le choix du nouveau nid, le meilleur possible, et aussi rapidement que possible. Les abeilles savent faire.
Au cœur d’un essaim de 10 00 abeilles – la taille d’un essaim expérimental – une équipe de trois ou quatre cents abeilles (moins de 5%) se désignera pour s’atteler à cette tâche. Les éclaireuses sont les aînées, bien sûr. Elles auront participé à tous les travaux d’intérieur qu’accomplissent les jeunes et moins jeunes abeilles, et connaissent intimement la ruche et ses façons de faire de toutes ses habitantes. Ensuite, elles prendront le large pour butiner le nectar et le pollen, et rapporter de l’eau, selon le besoin. Ainsi, elles savent lire les messages des danseuses, se rendre aux lieux désignés, revenir se décharger de leur butin, et danser à leur tour pour diffuser les informations. À l’occasion de l’essaimage, il s’agit de déployer de nouvelles prouesses de navigation et d’évaluation pour trouver bon nid. C’est charmant de penser que certaines sont génétiquement câblées pour être plus exploratrices que d’autres – qu’elles ont leurs tempéraments différents.
L’objet de recherche, le futur logis, doit répondre à certains critères. Le débat, dont dépend la survie de l’entité « essaim », est loyal, avec des intérêts communs et des exigences identiques et instinctives. Seeley a dû, tristement, découper de nombreux arbres porteurs d’un nid sauvage afin d’apprendre ce que cherchent les abeilles. Fidèle aux recommandations de von Frisch, il a voulu les « interroger » quant à leur choix afin de connaître leurs besoins. Le volume (40 litres c’est parfait – jamais moins de 15) et la taille du trou d’entrée (environ 12,5cm2) sont les plus importants paramètres à vérifier. La hauteur à partir du sol et l’exposition au soleil sont également des éléments déterminant ; un nid garni de rayons, donc « meublé » par les précédents locataires, représente toujours un bonus. Ce dernier avantage offre une précieuse économie de carburant, ce qui aidera la colonie à bien passer l’hiver, une période très coûteuse en énergie. Un arbre vivant est une autre préférence – les abeilles semblent savoir qu’il tiendra mieux le coup lors des vents forts.
N’oublions pas que la consigne est de trouver le bon site, celui qui correspond aux exigences immuables, passée par le crible de l’évolution. Les éclaireuses expérimentées partent en tournée de reconnaissance et, fortes de leurs découvertes, se renseignent entre elles sur la qualité, la distance et la direction de chaque nid potentiel. Chacune, selon son instinct inné, donnera son opinion personnelle au moyen de la danse frétillante, exécutée sur le dos de ses sœurs suspendues. Elle portera son jugement personnel sur la qualité du site, suite à une évaluation minutieuse comprenant de nombreuses promenades d’exploration à l’extérieur et à l’intérieur de la cavité. Il semblerait qu’elle en « mesure » le volume à force d’arpenter les surfaces en long et en large, avec une démarche particulière, un peu sautillante. Avec sa danse, l’éclaireuse communique son évaluation du site. À partir de ce moment, il s’agit d’une boucle de rétroaction positive – plus vigoureuse et plus longue sera sa danse, et plus elle bousculera ses consœurs, qui s’en trouveront ainsi informées. Celles-ci lui emboîteront le pas, partiront faire leur tour d’inspection et rapporteront leur appréciation individuelle. Le nombre de sites examinés est variable, mais dépasse rarement la vingtaine. Toutes les informations précieuses et parfaitement comprises sont disséminées parmi les chercheuses avec un effet d’amplification de l’affichage pour les meilleurs sites. Et ainsi de suite…
Le débat, avec propositions, opinions et vérifications, peut prendre quelques heures ou quelques jours, selon le nombre et la qualité des propositions – sans oublier la météo. Chaque exploratrice dansera plus longtemps pour un nid potentiel plus désirable que pour un site estimé seulement médiocre, puis cessera rapidement ses danses et explorations, et réintégrera la masse des abeilles. Cet abandon de la quête est ce qui assure le renouvellement des témoignages. Ainsi, le choix du meilleur site, petit à petit, se dessine par contagion. En même temps, et logiquement, il y a un délitement de votes pour les autres sites « expertisés », jusqu’à ce qu’un site unique – sauf exception – rallie presque tout le monde. L’effet boule de neige mène graduellement vers une décision consensuelle pour ce qui est jugé le meilleur site.
Sauf que non, pas tout à fait ! À ce stade (environ 80% de votes pour un site), la délibération change de mode opératoire. Plutôt que de perdre du temps pour obtenir un consensus absolu, les abeilles changent de stratégie, et basculent vers un vote majoritaire pour arrêter la décision. Dès que le nombre d’éclaireuses présentes au site favori dépassera le seuil de représentation (de 25 à 30), le quorum est atteint, et le choix définitif sera effectué par cette petite équipe d’enthousiastes. Ensuite, elles s’envolent pour rejoindre l’essaim et lancer les préparatifs de départ en bousculant tout le monde et en stridulant (le buzz-run), jusqu’à ce que toutes les abeilles soient réchauffées à 37°C, et que l’essaim prenne son envol. Il se déplace à une vitesse d’environ six kilomètres par heure avant de « freiner » devant la nouvelle demeure. La nuée est pilotée par nos éclaireuses informées, qui la conduisent à destination, avec la reine à bord.
Au dernier chapitre, Les astuces de l’essaim, Tom Seeley explique ces leçons de sagesse telles qu’il les pratique lors de réunions dans son département à l’université, et telles qu’il les recommande pour toute assemblée décisionnelle. L’unité des objectifs est l’un des prérequis, ainsi que l’absence de conflit d’intérêts, ce qui ne pose aucun problème pour les abeilles. Leur processus de la prise de décision comprend plusieurs étapes ; la quête d’informations recueillies par un comité d’experts ; le débat contradictoire, mené sous le signe de l’égalité ; une décision prise selon une logique de consensus et de quorum. Finalement, l’adhésion totale lors de l’envol de l’essaim. C’est la gouvernance par les citoyens. Quoi de plus démocratique !
Introduction L’intelligence collective Les danseuses Dirty dancing Piqué pour la vie
- La vie dans une colonie d’abeilles Un être composite Les danseuses Un cycle annuel inédit La reproduction d’une colonie L’essaimage
- Une future maison de rêve Les abeilles sauvages et leurs niches Maison… ! Des retombées non toxiques Évaluation des biens immobiliers
- Le débat des éclaireuses Les essaims de Lindauer Mes essaims Des exploratrices intrépides
- S’accorder sur le meilleur site Un site, « le meilleur sur N » ? Un site médiocre, mais suffisamment bon Un aperçu de l’esprit de l’abeille Une expérience critique L’essaim a toujours raison
- Vers le consensus On se déchaîne ou on traîne la patte ? La vigueur de la danse exprime la qualité du site On ne prête qu’aux riches L’effacement de la concurrence
- Le déménagement Le réchauffement Ça chauffe et ça chante ! Un comportement tapageur, le « buzz-run » Consensus ou quorum ? Pourquoi le quorum ?
- Piloter le vol Chasseurs d’essaim Celles qui mènent et celles qui suivent Difficile de se mettre au parfum Les abeilles TGV Pister les abeilles à l’aide d’algorithmes Rassembler les copilotes
- Une entité cognitive La prise de décision — un cadre conceptuel La transformation sensorielle La transformation décisionnelle La transformation de l’action Vers une conception optimale ?
- Les astuces de l’essaim Première leçon : choisir un groupe d’individus ayant un respect mutuel et des intérêts en commun Deuxième leçon : chercher à ce que le leader n’influence pas la réflexion du groupe Troisième leçon : chercher des solutions diverses Quatrième leçon : rassembler les connaissances par le débat Cinquième leçon : utiliser le quorum pour une décision précise, rapide et solidaire